7th October 2016 - Fabienne Radi
En visite

Une chronique de Fabienne Radi en 5 épisodes traitant d’assez près ou de très loin des événements du Printemps de Septembre.


Au moment où je lève la tête, l’hôtesse pose sur son nez un récipient cylindrique en plastique orange qui lui fait comme un groin, et soulève avec son bras gauche un sac transparent semblable à une perfusion. En anglais et à une vitesse vertigineuse, elle explique ensuite comment relier le tuyau de la perfusion au plafond. Puis elle enfile un gilet de la même couleur que le groin avec des gestes gracieux et précis comme s’il s’agissait d’une étole en vison. Personne ne fait attention à elle. Tout le monde tapote avec ses pouces sur son smartphone, pianote de ses dix doigts sur son ordinateur ou fait glisser son index sur une liseuse. Je me demande combien de fois par jour elle effectue cette chorégraphie parfaitement millimétrée qui suscite au mieux quelques bâillements amusés. Depuis que les gens sautent dans des avions au même rythme qu’ils éternuent, le prestige des hôtesses de l’air n’a cessé de dégringoler. Seuls leurs chignons, toujours vaillants et élégants, restent debout.

 

Le vol Toulouse-Genève dure à peine une heure. En me vissant une paire de bouchons en mousse vert pomme dans les oreilles, j’essaie de mettre de l’ordre dans l’avalanche de choses vues, lues et entendues durant ces trois premiers jours du Printemps de septembre. Ça se bouscule au portillon de mon cerveau comme dans la file de contrôle de sécurité à l’aéroport.

 

D’abord le nom. Imaginons la personne qui a levé la main en 2004 pour prendre la parole et s’exclamer : « Ça y est j’ai une idée ! Et si on appelait ça Le Printemps de septembre ? » Cette même personne est-elle consciente de la masse d’angoisses que ce nom peut générer aujourd’hui au sein d’un public sensibilisé aux dérèglements climatiques ? Au moment où j’écris ces lignes, soit le 25 septembre 2016, tout le monde a les orteils à l’air, s’éponge le front et lève les bras plus ou moins discrètement pour ventiler ses aisselles. Ça n’est pas normal. Rappelez-vous L’Étoile mystérieuse de Hergé. Quand Tintin descend d’un trottoir et que sa chaussure s’enfonce dans l’asphalte tellement il fait chaud. Quelques cases plus loin on voit le prophète Philippulus qui surgit au milieu d’une foule toute moite, il est enroulé dans un drap et tape sur un gong pour annoncer la fin du monde. Le châtiment qu’il prévoit a la forme d’une énorme araignée. Si vous avez peur des insectes, ou si vous souhaitez éviter toutes informations n’ayant pas de lien direct avec le Printemps de septembre, c’est le moment de sauter trois paragraphes.

Le prophète Philippulus dévoilant le châtiment de la Fin du Monde à Tintin


Comme Raphaël Zarka dans le domaine du skateboard, Philippulus semble avoir trouvé une Conjonction interdite : chaleur inhabituelle et insectes répugnants. Pour pouvoir parler des seconds, il va falloir que je dévoile un secret personnel. Allons-y. La semaine précédant l’inauguration du Printemps, des punaises de lit ont été trouvées dans notre appartement, plombant immédiatement l’atmosphère familiale. La chose a été confirmée par un chien renifleur « ayant suivi une formation spéciale de plusieurs mois en Floride et valant plus de 30'000 francs suisses ». C’est ce que m’a déclaré sur un ton professionnel le maître-chien dont j’ai pu apercevoir un bout d’agenda noir de rendez-vous.

 

« On est passé de 4 interventions en 2012 à plus de 1500 en 2014, et ceci juste pour la ville de Genève, vous vous rendez compte ? » Non je ne veux pas me rendre compte. Le chien a promené sa truffe à 30'000 francs dans toutes les pièces. On m’a expliqué qu’il était capable de sentir le moindre poil de patte de punaise. Il s’assied alors aussitôt pour signifier « Attention c’est ici ! ». En l’occurrence il a posé son arrière-train devant notre lit, du côté où dort mon mari.

 

Le chien a reçu sa récompense (un biscuit à la vanille en forme de tibia) et moi l’annonce de notre châtiment : il allait falloir - outre le démontage complet du lit, des plinthes et des prises électriques - mettre rapidement dans des cartons TOUS les livres, classeurs et documents contenus dans mon bureau et ma bibliothèques situés tous deux à quelques mètres du fameux point chaud. 72 heures de congélation des cartons, double décontamination de la pièce à une semaine d’intervalle, enfin 21 jours de camping sauvage en appartement avant que la truffe ne revienne faire un tour et nous autorise, ou non, à rouvrir les cartons et revivre comme avant. J’ai senti soudain un besoin pressant de m’asseoir moi aussi. Le lendemain je m’envolais pour Toulouse.

Chien renifleur de la société Scanbug


Il faut de bonnes jambes pour assister aux vernissages et inaugurations. On passe des heures debout à écouter des discours où les mercis n’en finissent pas. Mais parfois ça vaut le coup. En trois jours à Toulouse, j’ai avalé autant de foie gras qu’en quinze Noël chez moi. Souvent dans des endroits somptueux, comme l’Hôtel de Ville qui abrite une Salle des Illustres qui fait la taille d’au moins trois terrains de basket. En dessous de femmes nues alanguies dans des nuages et jouant de la lyre ou du violon, on goûte des spécialités locales délicieuses mais pleines de cholestérol,  on ne lâche pas son verre pour se donner une contenance - du coup on se le fait remplir indéfiniment par les serveurs -, on sourit dans le vague ou on prend l’air pénétré, enfin on déambule sans but au milieu d’une faune hétéroclite qui se déploie par grappes : jeunes artistes à grosse barbe, vieux artistes à cheveux longs, mécènes bronzés en costume à rayures et baskets flashy, élus locaux pâles en tenue plus banale, créatures sans âge bijoutées, curateurs à écharpe en lin, critiques avec lunettes à monture épaisse. Beaucoup de tongs Birkenstock et plusieurs robes à motifs géométriques revisitant les années 80.

 

Comme le festival se déroule dans tout un tas d’endroits disséminés dans la ville et ses environs, des visites ont été organisées pour un groupe de professionnels (journalistes, sponsors, mécènes, institutionnels, curateurs, artistes) auquel se mêlent quelques aficionados non identifiés de l’art contemporain. Un car de tourisme sillonne Toulouse et ses environs pour les amener dans des espaces d’exposition excentrés ou des médiathèques périphériques à architecture moderniste. On est reçu partout comme des rois, même si on fait les visites au pas de charge à cause des horaires minutés. Durant les déplacements les bijoux ont l’occasion de frayer un instant avec les barbes, les motifs géométriques d’échanger des points de vue avec les cheveux longs, les costumes sombres et banals de tailler un bout de gras avec les écharpes en lin. Il règne une ambiance bon enfant. C’est un peu comme une colonie de vacances, mais en beaucoup plus concentré et avec des adultes très spéciaux. A la fin chacun retournera chez soi et tout rentrera dans l’ordre. Dans l’art contemporain les brassages sociaux sont aussi étonnants qu’éphémères.

 

C’est le moment maintenant de vous parler des deux performances auxquelles j’ai assisté durant ce week end marathonien toulousain. J’aurai l’occasion de revenir sur les expositions dans les épisodes suivants.

 

La première performance s’est déroulée dans le Musée des Augustins, un ancien couvent accueillant peintures classiques et sculptures médiévales dans un décor gothique. Deux jeunes femmes nous attendaient dans la salle des sculptures pour une visite guidée. Le programme indiquait qu’elles s’appelaient Louise Hervé & Chloé Maillet et  faisaient partie des Visiteurs du soir. On apprenait aussi qu’elles étaient diplômées en art et en histoire médiévale. Tailleur veste + jupe de coupe classique, chemisier sombre près du corps, ballerines noires à petits talons, chignon tiré, maquillage discret, leur allure oscillait entre hôtesse de l’air et prototype féminin du professeur de latin.

Louise Hervé & Chloé Maillet expliquant la Fête de la Fédération aux spectateurs du Musée des Augustins

®FRANCKALIX


Quand elles ont commencé à parler, l’une après l’autre, avec un sourire dont elles n’allaient plus se départir, accompagnant leur discours d’une série de gestes à la fois démonstratifs, élégants et assez ridicules - un peu comme l’assistante d’un magicien quand elle exhibe ses accessoires -, on a deviné qu’elles se lançaient dans un numéro télescopant Andrea Fraser et Valérie Lemercier. La première pour la dimension critique et les références très fouillées en histoire de l’art, la seconde pour les dérapages loufoques et l’utilisation burlesque de son corps. On n’a pas été déçu. Accompagnées par un chœur de chanteurs impressionnants, qui eux aussi exprimaient un enthousiasme délicatement niais, dodelinant de la tête et écarquillant les yeux comme des ménestrels de télévision, elles ont emmenés une petite troupe de spectateurs à travers les salles du musée en tressant anecdotes véridiques et considérations farfelues sur l’histoire de l’art. Si cette matière était enseignée comme ça sur les bancs des universités, on ne doute pas qu’il y aurait foule.

 

Il a fallu courir sur un boulevard pour ne pas rater Night Runner. Une performance que Marion Tampon Lajarriette présentait dans un magnifique hôtel particulier de la Renaissance. Réunis dans une salle de conférence, les spectateurs ont été invités à laisser tomber escarpins, sandales, boots ou mocassins pour enfiler des chaussons blancs en éponge très confortables mais pas très seyants. Certains des visiteurs ont reçu une lampe frontale. Bientôt un jeune homme est arrivé et a emmené tout le groupe dans les escaliers pour une visite des lieux dans l’obscurité. Régulièrement il faisait une pause devant un des tableaux et lisait des textes à propos de statistiques sur les temps d’arrêt devant les oeuvres des musées.  Pendant ce temps Marion Tampon Lajarriette — Belphégor  ayant troqué sa toge et son masque pour une casquette et une tenue de jogging — courait dans toutes les pièces avec des lampes LED accrochées aux extrémités de son corps, s’arrêtant parfois pour préciser ou contredire le discours du jeune homme. Ce qui m’a le plus plu dans cette performance, c’était de participer à la procession de pingouins lumineux et hébétés se déplaçant à tâtons dans les couloirs d’un palais des glaces. Une expérience intéressante à tous points de vue, y compris dans sa dimension de frustration (se balader dans des décors somptueux en ne voyant presque rien).

 

Et pour clore ce premier épisode, une coïncidence troublante dont vous ferez ce que vous voudrez : dans le cloître du Musée des Augustins, l’institution où les hôtesses professeurs de latin ont fait leur visite, on trouve un alignement impressionnant de quinze gargouilles gothiques taillées dans la pierre. Elles font deux mètres de haut, lèvent la tête vers le ciel, ouvrent la gueule et sont toutes assises dans la même position. Quand on vient des escaliers du Musée, la première de la série qu’on aperçoit a les oreilles qui pendent et ressemble étrangement à Zappa, le labrador retriever qui a détecté la présence d’insectes nuisibles dans notre appartement. 

Alignement de gargouilles gothiques du couvent des Cordeliers dans le Musée des Augustins


À SUIVRE